SF et féminisme #1 : Le Cycle de l'Ekumen d'Ursula K. Le Guin

J'inaugure ce blog par une rubrique que j'ai récemment commencée sur Simonae : science-fiction et féminisme ! L'idée est de parler d'autrices de SF mais aussi de films et autres...  

Pourquoi parler de science-fiction et de féminisme ? 
 
Peut-être que quand vous entendez science-fiction, vous pensez à des vaisseaux spatiaux, des monstres, des machines, des batailles intergalactiques… Mais la science-fiction, ce n’est pas seulement ça. La force de ce genre littéraire est que tout peut être possible. C’est un outil de dénonciation, de mise en garde, un véritable filtre critique sur notre monde. J’ai toujours lu des livres de science-fiction : j’ai dévoré les grands classiques (1984, Le Meilleur des mondes), rêvé grâce à Frank Herbert (saga Dune) et ri aux répliques de Marvin (Le Guide du voyageur galactique). Et puis un jour, j’ai lu de la science-fiction écrite par des femmes. Il y a très peu d’autrices en science-fiction, certains livres ne sont pas facilement trouvables, certains n’ont même jamais été réédités. Et pourtant, quels livres ! Pour de nombreuses autrices, la science-fiction offre la possibilité de critiquer la société patriarcale, de s’interroger sur les rôles des femmes et d’inventer, d’imaginer, d’explorer. En résumé : de créer de nouvelles visions, loin des schémas habituels de la société patriarcale hétéronormée. Nous vivons dans une civilisation patriarcale où la norme est définie par rapport à la version masculine de l’espèce. 

Être femme aujourd’hui, c’est encore malgré tout pour beaucoup être hors norme, périphérique, marginalisée. En un mot, extraterrestre sur les bords. Elisabeth Vonarbug, autrice de science-fiction.
Dans cette rubrique, je vous propose de découvrir des livres de science-fiction écrits par des femmes mais pas que ! Il y aura aussi des sélections de films et des articles plus théoriques. 

L’autrice : Ursula K. Le Guin (1929-2018)
 
Ursula Le Guin est une romancière états-unienne de grande renommée. Elle fait partie des auteurices considéré·e·s comme grand maître·sse de la science-fiction. Son œuvre est prolifique avec plus de 30 romans, des recueils de poésie, de nombreuses nouvelles et des livres pour enfants. Elle devient célèbre en 1969 avec La Main gauche de la nuit qui reçoit plusieurs prix littéraires (prix Hugo, prix Nebula). Les romans de science-fiction écrits par Le Guin se distinguent par l’importance qu’ils accordent à la sociologie et à l’anthropologie. Les thèmes récurrents présents dans son œuvre sont : l’anarchisme, le féminisme, l’environnementalisme et le taoïsme.   
 
Le Cycle de l'Ekumen 

Une partie de l’œuvre d’Ursula Le Guin s’inscrit dans une saga appelée Le Cycle de l’Ekumen, composée de sept romans et de très nombreuses nouvelles, publié·e·s entre 1964 et 2002. L’Ekumen est une organisation inter-planétaire de 83 planètes dont l’objectif principal est de développer les échanges (commerciaux, culturels…) entre les différents mondes qui la composent. Progressivement, l’Ekumen tente de rallier d’autres planètes afin d’agrandir pacifiquement sa sphère d’influence. Un·e ambassadeurice est envoyé·e sur les mondes isolés afin de convaincre les planètes de rejoindre l’organisation. 

Les romans qui composent la saga ne se suivent pas et peuvent être lus indépendamment ; l’autrice insiste sur le fait que même s’il existe des liens, l’ensemble ne forme pas une histoire cohérente. Certains romans se situent avant la création de l’Ekumen, d’autres bien après ! À chaque fois, les lecteurices sont transporté·e·s sur une planète différente (dont une Terre future dans La Cité des illusions). Un des thèmes principal du Cycle de l’Ekumen est celui de la rencontre entre deux mondes : que se passe-t-il lorsqu’un peuple venu de l’espace souhaite entrer en contact avec les résidents d’une autre planète ?  

La Main gauche de la nuit 

Emportez vos vêtements les plus chauds : dans La Main gauche de la nuit, l’ambassadeur de l’Ekumen, Genly Aï, est envoyé sur une planète glacée, Géthen, où la température dépasse rarement -10 °C ! Les habitant·e·s y sont asexué·e·s, il n’y a pas de femmes et il n’y a pas d’hommes sauf pendant 5 jours par mois où les individus entrent en phase de reproduction sexuée et leur corps prend les caractéristiques d’un sexe ou de l’autre aléatoirement. Un individu peut être mère plusieurs fois puis père. Deux nations cohabitent sur Géthen : la Karhaïde et l’Orgoreyn. La Karhaïde est une monarchie, un système féodal avec des Domaines, les habitant·e·s y sont assez libres tandis que l’Orgoreyn est un état organisé et puissant avec une police qui contrôle les communications. 

Tout au long du roman, on suit les péripéties de Genly Aï ainsi que ses tentatives pour mener à bien sa mission (rallier Géthen à l’organisation inter-planétaire, l’Ekumen). Genly va tout d’abord essayer de convaincre læ monarche de la Karhaïde avant de se confronter à l’état policier d’Orgoreyn. De part sa situation d’ambassadeur alien, Genly est le personnage principal idéal pour nous faire découvrir Géthen et ses habitant·e·s. En tant qu’homme cis hétérosexuel, Genly a beaucoup de mal au début du roman avec la biologie des Géthéniens et utilise systématiquement des pronoms féminins ou masculins quand il réfléchit dans sa langue maternelle (au lieu de pronoms neutres !). Il est dérouté par ces sociétés où le genre n’est pas un facteur structurel, ce qui lui pose de nombreux problèmes dans ses rapports sociaux. Cependant, Genly va évoluer au fil des pages et sa vision ne sera pas la même à la fin du roman…
Lorsqu’on rencontre un Géthénien, il est impossible et déplacé de faire ce qui paraît normal dans une société bisexuelle : lui attribuer le rôle d’un Homme ou d’une Femme, et conformer à cette idée que vous vous en faites le rôle que vous jouez à son égard,d’après ce que vous savez des interactions habituelles ou possibles de personnes du même sexe ou de sexe opposé. Il n’y a ici aucune place pour nos schémas courants de relations sociosexuelles. C’est donc un jeu qu’ils ne savent pas jouer. Ils ne voient en leurs semblables ni des hommes ni des femmes. Et c’est là quelque chose qui nous est presque impossible d’imaginer. Quelle est la première question que nous posons sur un nouveau-né ?

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Extrait de La Main gauche de la nuit : notes et observations de Genly Aï, envoyé de l’Ekumen à propos des habitants de Géthen.
Les Dépossédés 

Dans Les Dépossédés deux mondes se font face : la planète verdoyante Urras où le capitalisme fait rage et est source d’importantes inégalités, et son opposé, la lune aride Anarres où la société est fondée sur des principes anarcho-communistes. Anarres a été donnée il y a deux cents ans à des révolutionnaires anarchistes pour couper court à la rébellion (menée par Odo, une femme !) des classes ouvrières sur Urras, avec comme garantie qu’Anarres reste isolée d’Urras et soit entièrement gérée par les dissident·e·s. Ces deux mondes que tout oppose sont peuplés de Cétiens, une espèce extraterrestre qui a la particularité d’être très velue. 

Les Dépossédés retrace l’histoire de l’invention de l’ansible, un appareil essentiel à l’Ekumen car il permet une communication instantanée avec n’importe quel point de l’espace. Le personnage principal du roman Shevek, est un brillant physicien anarresti qui cherche à développer une nouvelle théorie de physique temporelle qui unifie les théories simultanéistes et séquentielles (le roman ne parle pas de physique quantique ou de relativité car les personnages sont des Cétiens et n’ont pas les mêmes théories de sciences physiques que nous). Sur Anarres, Shevek se retrouve dans une impasse et décide de partir en exil sur Urras pour échanger avec les physiciens urrastis et finir sa théorie. 

Le livre alterne entre le présent où Shevek est sur Urras et le passé où Shevek est sur Anarres (de son enfance jusqu’au moment où il prend la décision de partir). Ce procédé permet aux lecteurices de découvrir la société égalitaire d’Anarres mais aussi d’avoir la vision d’une société capitaliste à travers les yeux de Shevek (et donc, un retour critique sur notre propre monde). Sur Anarres, il n’y a pas de propriété privée, les logements sont communautaires, des objets sont disponibles dans un entrepôt public, les repas sont préparés dans des réfectoires communautaires… Le mariage n’existe plus, le couple hétérosexuel n’est pas le fondement de la société, les enfants sont élevés ensemble… Même le langage est modifié : l’usage du possessif est fortement découragé. Anarres est une lune aride où les conditions de vie sont très difficiles mais où la société est nettement plus égalitaire que sur Urras (en particulier vis-à-vis de la place des femmes !), mais le système n’est pas parfait et la société d’Anarres a elle aussi ses défauts (Ursula Le Guin elle-même qualifie Les Dépossédés « d’utopie ambiguë »)… 

— N’y a-t-il vraiment aucune distinction entre le travail des hommes et celui des femmes ?
— Eh bien, non, ce serait une base très catégorique pour la division du travail, ne trouvez-vous pas ? Une personne choisit son travail en fonction de son intérêt, de son talent, de sa force… qu’est ce que le sexe vient faire là dedans ?
— Les hommes sont plus forts, physiquement, affirma le docteur avec une assurance professionnelle.
— Oui, souvent, et plus grands, mais qu’est-ce que cela peut faire quand nous avons des machines ? Et même quand nous n’avons pas de machines, quand nous devons creuser avec une pelle ou porter quelque chose sur le dos, les hommes travaillent peut-être plus vite – les plus forts – mais les femmes travaillent plus longtemps… J’ai souvent souhaité être aussi résistant qu’une femme. Kimoe le dévisagea, si choqué qu’il en oubliait les convenances.
— Mais la perte de… de tout ce qui est féminin… de la délicatesse… et la perte de la dignité masculine… Vous ne pouvez certainement pas prétendre que, dans votre travail, les femmes sont vos égales ? En physique, en mathématiques, ce qui concerne l’intellect ? Vous ne pouvez pas prétendre vous abaisser constamment à leur niveau ?

- Extrait de Les Dépossédés : échange entre le docteur Kimoe, un Urrasti, et Shevek, dans la navette spatiale qui l'amènera sur Urras (on apprendra par la suite que Shevek a été formé aux sciences physiques par une femme).
Le Nom du monde est forêt 


Le Nom du monde est forêt est un court roman se déroulant sur la planète Athshe au tout début de la mise en place de l’Ekumen. Athshe est une planète luxuriante, recouverte de denses forêts et d’eau où vivent des petits hominidés à la fourrure verte, les Athshéens. Athshe est une planète frontière de la Terre (elle est située à 27 années-lumières de celle-ci) et les Terriens y ont établi une colonie afin d’exploiter les forêts, le bois étant devenu un matériau rare sur Terre. Les Terriens considèrent Athshe (qu’iels ont renommé « Nouvelle Tahiti ») comme une planète-ressource dont les forêts et les habitant·e·s peuvent être exploité·e·s. 

Les points de vue alternent entre ceux des oppresseureuses (les colons terriens) et ceux des opprimé·e·s (les Athshéens). Deux personnages s’opposent : Don Davidson, un militaire terrien qui représente l’idéologie raciste et sexiste, et Selver, un Athshéen qui est la figure de l’opprimé se révoltant pour le bien des siens mais aussi de la planète. Au fur et à mesure qu’Athshe se déboise, l’inconscient collectif des Athshéens se charge d’un potentiel réactif qui n’attend qu’une occasion pour éclater… 

Le Nom du monde est forêt a très probablement inspiré James Cameron pour son film Avatar (en enlevant les messages militants et les réflexions du livre).
Cette planète, la Nouvelle Tahiti, était littéralement faite pour les hommes. Une fois nettoyée, bien ratissée, une fois les forêts sombres rasées pour laisser place à des grands champs de céréales, une fois balayée les ténèbres primitives, la sauvagerie et l’ignorance, ce serait un paradis, un véritable Eden. Un monde bien plus agréable que cette vieille Terre toute usée. Et ce serait son monde. Car Don Davidson était cela, tout au fond de lui-même : un dompteur de monde.

- Extrait de Le Nom du monde est forêt : pensées de Don Davidson, militaire Terrien, en charge d’une des villes-scieries installée par les colons sur Athshe.
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Laissez-vous tenter par Le Cycle de l’Ekumen d’Ursula Le Guin, tout d’abord parce que vous voyagerez sur une planète différente peuplée d’extraterrestres à chaque fois mais surtout parce que ces voyages vous feront réfléchir ! Parmi les sept romans du cycle, La Main gauche de la nuit interroge sur les questions de genre et développe une société où le patriarcat n’existe pas ; Les Dépossédés traite des questions de classes sociales, du sexisme et de façon plus générale, de ce qui rend une société plus égalitaire ; et Le Nom du monde est forêt a comme thématique principale la colonisation et le racisme. Autant de questions qui sont le reflet de notre propre monde et de nos sociétés.
L’écrivain qui utilise les antiques archétypes des mythes et des légendes, ou ceux, plus récents, de la science et de la technologie, dit peut être quelque chose de tout aussi pertinent qu’un sociologue (et il le dit beaucoup plus directement) sur la vie humaine telle qu’elle est vécue, telle qu’elle pourrait être vécue, telle qu’elle devrait être vécue. Après tout, comme nous l’ont affirmé les plus grands scientifiques, et comme le savent tous les enfants, l’imagination permet mieux que tout de percevoir, de compatir et d’espérer.

– Ursula Le Guin dans Le Langage de la nuit, essais sur la science-fiction et la fantasy.

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